Chérine CHAMS EL-DINE, Maîtresse de conférences en science politique et vice-coordinatrice de la filière francophone de la Faculté d’Economie et de Science Politique (FESP), Université du Caire (Egypte).
Le 11 novembre 2025, l’Irak a tenu ses sixièmes élections législatives depuis la chute de Saddam Hussein en 2003. Un total de 7745 candidats, répartis entre 31 coalitions et 38 partis politiques, ainsi que 75 candidats indépendants se sont affrontés afin de pourvoir aux 329 sièges du Parlement pour un mandat de quatre ans. La Haute Commission Electorale Indépendante a estimé le taux de participation à 56%, un chiffre nettement supérieur à celui des précédentes élections législatives de 2021, qui ne fut que de 41%. Cependant, le taux de participation de 2025 ne tient compte que des 21 millions d’électeurs ayant mis à jour leurs données biométriques, alors que le nombre total d’Irakiens inscrits sur les listes électorales s’élève à près de 30 millions, ce qui donnerait un taux de participation effectif de 40%. L’exclusion des 9 millions de personnes dépourvues de carte biométrique a donc mécaniquement gonflé le taux de participation officiel(1). Il est à noter que des variations significatives ont été constatées suivant les gouvernorats. Ainsi ceux majoritairement sunnites et kurdes ont enregistré des taux de participation relativement élevés. En revanche, la participation s’est révélée comparativement faible dans les gouvernorats chiites du sud, ainsi qu’à Bagdad avec un taux de seulement 48,8 %(2).
Comme dans tous les derniers scrutins irakiens, aucune coalition n’est parvenue à obtenir la majorité des 329 sièges parlementaires. Le prochain gouvernement sera donc, une fois de plus, le fruit de longues négociations et tractations entre les forces politiques visant à préserver le système de répartition ethno-confessionnelle des postes (connu sous le terme de muhassassa), en usage depuis 2005 – date de la formation du premier gouvernement irakien après la chute du régime baasiste. Ce système de quotas(3), non inscrit dans la Constitution de 2005, est pourtant respecté et complique la désignation aux plus hautes fonctions de l'Etat, à la suite de chaque élection législative irakienne. Le nombre de coalitions ainsi que le résultat des élections de 2025(4) reflètent non seulement les fragmentations intra-communautaires, mais aussi des changements d’équilibre au sein de chaque communauté.
Rééquilibrage et divisions intra-communautaires
Le bloc chiite
La décision de Moqtada al-Sadr, le chef du Mouvement sadriste, parti politique chiite se proclamant nationaliste et opposé à toute ingérence étrangère, de boycotter les élections, a eu un impact sur le faible taux de participation dans ses fiefs électoraux (gouvernorats à majorité chiite du sud et banlieue de Bagdad), et a profité à certaines forces politiques chiites, membres du Cadre de coordination(5).
Si l’Alliance de l’État de droit de l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki (2006-14) a conservé son poids relatif en remportant 29 sièges, d’autres forces politiques ont gagné du terrain. C’est le cas de partis qui ont souffert d'erreurs tactiques en 2021, notamment l'Alliance des Forces de l’État national de ‘Ammar al-Hakim (chef du Mouvement al-Hikma, la Sagesse) et de l’ancien Premier ministre Haider al-‘Abadi (2014-18). Connus comme des acteurs chiites modérés, leur alliance a connu un rebond notable lors des élections de 2025 en remportant 18 sièges.
L’équilibre entre les deux principales factions proches des Unités de mobilisation populaire (UMP)(6), à savoir l’Alliance al-Sadiqoun (les Fidèles), dirigée par Qais al-Khazali, chef de la milice ‘Asa‘ib Ahl al-Haq, et l’Organisation Badr, menée par Hadi al-‘Ameri, a évolué lors du scrutin de 2025. Tous les deux proches de l’Iran, ces acteurs avaient l’habitude de se présenter, lors de précédents scrutins, sous une bannière commune, comme l’Alliance al-Fatah (la Conquête) en 2021 et l’Alliance Nabni (Construisons) en 2023. Cette année, cependant, ils se sont présentés séparément, et le groupe de Khazali – Sadiqoun – a largement devancé Badr (27 sièges contre 18). Ceci consolide la position de Khazali, âgé de 51 ans, en tant que figure de proue du courant chiite aligné sur les UMP, marquant ainsi un tournant générationnel et un changement de leadership symbolique, rompant avec la domination traditionnelle de ‘Ameri, âgé de 71 ans(7).
Enfin, la coalition pour la Reconstruction et le Développement du Premier ministre sortant Mohamed Chia al-Sudani est arrivée en tête avec 46 sièges. Celui-ci a axé son mandat sur une politique de grands travaux visant à l’amélioration des services publics et des infrastructures. De plus, il est le premier Premier ministre irakien à ne pas disposer d’une seconde nationalité, et à avoir grandi et étudié en Irak, ce qui lui a permis de gagner en popularité. Caressant l’espoir d’être reconduit à son poste de Premier ministre, il a essayé durant sa campagne électorale de capitaliser sur la relative stabilité qu’a connue l’Irak durant son mandat, notamment grâce à une politique d’équilibre et de bon voisinage mettant en avant les intérêts de l’Irak et sa souveraineté nationale, en évitant son enlisement dans tout conflit régional. Pourtant son avenir politique est bien loin d’être garanti ; il est encore trop tôt pour savoir si le Cadre de coordination chiite – formant le plus grand bloc parlementaire en 2025 et ayant soutenu Soudani lors de son premier mandat en octobre 2022 – appuiera à nouveau sa candidature au poste de Premier ministre. La répartition des sièges des principaux partis composant le Cadre de coordination déterminera le pouvoir de négociation dont chacun dispose lorsqu'il s'agira de choisir le candidat au poste de Premier ministre.
Les forces sunnites
Mohammed al-Halbousi, préparant son retour en politique après son limogeage brutal de la présidence du Parlement en 2023(8), s’est présenté en personne à Bagdad. Son parti, al-Taqadoum (Progrès), a obtenu de meilleurs résultats (27 sièges) que ses concurrents sunnites, l’Alliance al-Azim (Volonté) de Mouthanna al-Samarrai et l’Alliance de la Souveraineté de l’homme d’affaires Khamis al-Khanjar, qui ont obtenu respectivement 15 et 9 sièges. Al-Halbousi pourrait ainsi postuler à nouveau à la présidence du Parlement, voire briguer la présidence de l'Irak, un poste pour lequel il a déjà manifesté son intérêt et qui est normalement réservé aux Kurdes depuis 2005. Bien que la présidence de la République confère des pouvoirs exécutifs limités, elle revêt une importance symbolique considérable et permettrait à Halbousi de s'imposer comme le leader incontesté des Arabes sunnites d'Irak. De telles ambitions de la part d’al-Halbousi, et plus largement toute tentative de réorganiser l'ordre ethno-sectaire établi, se heurteraient toutefois à une forte résistance de la part d'autres groupes.
Les partis kurdes
Les deux principaux partis de la région du Kurdistan irakien ont gardé leur poids relatif et obtenu les résultats escomptés. Le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), dirigé par Massoud Barzani, ancien Président de la Région autonome du Kurdistan, a remporté le plus grand nombre de voix et obtenu 26 sièges. Il est arrivé en tête dans les gouvernorats d’Erbil, de Duhok et de Nineveh. L'Union patriotique du Kurdistan (UPK), dirigée par Bafel Talabani (fils de Jalal Talabani, fondateur du parti et ancien Président de l’Irak), a quant à elle obtenu 15 sièges, arrivant en tête à Souleymanieh et à Kirkouk. En revanche, un changement d’équilibre est perçu au sein des plus petites forces politiques. Le parti Nouvelle Génération, troisième parti kurde après les élections de 2021, a vu son soutien s’effondrer, passant de 9 à seulement 3 sièges. Cette chute s'explique notamment par l'incarcération de son chef, Shaswar Abdulwahid, arrêté en août 2025. Le parti Halwest, fondé en mars 2024 et présidé par l’homme politique kurde ‘Ali Hama Saleh, a capté une grande partie des sièges laissés vacants par Nouvelle Génération (ces deux forces étant assez critiques vis-à-vis de la politique du Gouvernement régional du Kurdistan irakien), en remportant 5 sièges(9).
Un long processus commence…
Les élections législatives de 2025 ne vont certainement pas conduire à un changement du paysage politique irakien ; sans surprise les résultats ont confirmé la domination des grandes forces politiques traditionnelles. La loi électorale et notamment la méthode de répartition des sièges, fondée sur la version modifiée de la méthode Sainte-Laguë, adoptée depuis 2023 pour convertir les voix en sièges, tend à pénaliser les petites listes et les indépendants, en renforçant le poids des grandes coalitions. Ainsi, les forces politiques laïques et celles issues des mobilisations populaires de Tichrine (octobre 2019)(10), qui ont formé l’Alliance al-Badil (l’Alternative), regroupant 13 partis et dirigée par ‘Adnan al-Zourfi, ancien gouverneur de Najaf, n’ont obtenu aucun siège. Ces forces ont souffert à la fois de la nouvelle méthode de répartition des sièges, du boycott d’une grande partie des électeurs laïcs et révolutionnaires, et de l’incapacité à concurrencer les réseaux clientélistes bien ancrés des forces politiques traditionnelles.
Suite aux élections législatives, un long processus commencera pour désigner les hauts dignitaires de l’Etat, selon le système de quotas ethno-confessionnels en vigueur depuis 2005. Cela débutera par l’élection du président du Parlement, normalement issu de la communauté arabe sunnite. Vient ensuite l’élection du président de la République, fonction traditionnellement réservée aux Kurdes. Ce n’est qu’après ces désignations que le chef de l’État confiera la charge de former le gouvernement à un Premier ministre chiite, issu du bloc parlementaire majoritaire. Cette dernière phase nécessitera d’une part un consensus au sein des forces chiites du Cadre de coordination, et d’autre part un accord tacite entre Washington et Téhéran qui gardent tous les deux un droit de regard sur le processus de désignation du Premier ministre irakien. Comme l’a très bien décrit le romancier et poète irakien Ahmed Saadawi, « le combat des Irakiens a pris fin, et commence maintenant celui des puissances étrangères »(11).
Références
1. Carole Massalsky, « Élections irakiennes du 11 novembre 2025 : continuité politique et défis internes dans un contexte de pressions internationales croissantes », EISMENA, 13 novembre 2025, disponible sur : https://eismena.com/article/elections-irakiennes-du-11-novembre-2025-continuite-politique-et-defis-internes-dans-un-contexte-de-pressions-internationales-croissantes-2025-11-13
2. Gulf States Newsletter, « PM Al-Sudani emerges as initial winner in Iraqi election », N°1205, 13 novembre 2025.
3. Selon lequel le président du Parlement est Arabe sunnite, le président de la République est Kurde et le Premier ministre est chiite, issu du plus grand bloc parlementaire.
4. Les résultats complets des élections législatives de 2025 sont disponibles en anglais sur : https://iraqelection.channel8.com/english.
5. Coalition des principales forces politiques chiites irakiennes formée suite aux élections législatives de 2021, pour sortir le pays d’une impasse politique, et ayant permis la désignation de Mohammed Chia al-Soudani comme Premier ministre après des mois de négociations pour former le gouvernement.
6. Formées en 2014, suite à l’appel du grand clerc chiite Ayatollah Sistani, pour combattre les militants de l’Etat islamique et libérer le territoire irakien occupé par ces derniers.
7. Ali al-Mawlawi, « Deep Dive: How election results will offer early clues on Iraq’s next government », Amwag, 10 novembre 2025, disponible sur: https://amwaj.media/en/article/what-early-clues-can-iraq-s-election-results-offer-on-government-formation.
8. Il a été président du Parlement de 2018 à 2023, avant d’être limogé par décision de la Cour suprême fédérale suite à un scandale de fausse signature.
9. Les résultats sont disponibles sur le site de la Représentation en France du gouvernement régional du Kurdistan (https://www.france.gov.krd/detail?ID=1169&Title=Fil D’actualité&Type=800#gsc.tab=0).
10. Pour plus de détails sur les mobilisations populaires de Tichrine, voir : International Crisis Group, « Iraq’s Tishreen Uprising: From Barricades to Ballot Box », Middle East Report N°223, juillet 2021, disponible sur : https://www.crisisgroup.org/middle-east-north-africa/iraq/223-iraqs-tishreen-uprising-barricades-ballot-box
11. Aljeebal, 14 novembre 2025, disponible sur : https://aljeebal.com/posts/11163.