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Certification des comptes des collectivités territoriales : comprendre l’exception française au sein de l’UE

Samuel RUTIL, diplômé de Sciences Po Grenoble - UGA (2025), auditeur financier
Sébastien GAND, enseignant-chercheur à Sciences Po Grenoble – UGA et chercheur au CERAG, UGA
 

Le 5 janvier 2023, la Cour des comptes publiait le bilan final de l’expérimentation de la certification des comptes des collectivités territoriales menée depuis 2016. Prévue par l’article 110 de la loi NOTRé, cette expérimentation associait 25 collectivités volontaires, de tailles et de statuts variés, à un processus de certification inspirée des pratiques déjà en vigueur pour l’État, les établissements publics de santé ou les universités. L’objectif : évaluer la possibilité d’ouvrir la certification des comptes publics locaux au secteur privé, en l’occurrence à des commissaires aux comptes. Le verdict fut sans appel : bien que techniquement faisable, la généralisation de cette démarche fut écartée. La France demeure ainsi l’un des rares pays de l’Union européenne à ne pas avoir pérennisé un système de certification locale par des auditeurs privés. 

Cette exception française interroge. Non pas parce que la réforme serait matériellement infaisable – les rapports de la Cour des comptes et les retours d’expérience démontrent au contraire des apports réels : structuration de la fonction financière, amélioration du contrôle interne, fiabilisation des écritures comptables. Mais parce qu’aucune dynamique institutionnelle ni politique ne semble en mesure d’en faire un objet de transformation de la gouvernance locale. Une comparaison avec le cas italien, où l’audit local a été confié dès les années 1990 à des professionnels privés dans un cadre législatif stabilisé, permet d’éclairer les ressorts de cette divergence.  

 


Méthodologie : une recherche qualitative a été menée pour éclairer l’exception française de manière comparative. Elle repose sur quinze entretiens semi-directifs réalisés auprès d’acteurs français et italiens impliqués dans la certification des comptes publics locaux, complété d’une analyse documentaire de rapports publics, d’articles scientifiques et de textes juridiques dans les deux pays. 
Les résultats sont issus d’une analyse thématique inspirée de Braun et Clarke (2014) mobilisant le cadre conceptuel du Multiple Streams Framework (MSF) de Kingdon (1984). Les codes ont été dégagés de manière inductive à partir des verbatim et des documents, puis organisés selon les trois flux du MSF. Cette démarche a permis de faire émerger les dynamiques structurantes de chaque contexte national. 


 


Une réforme absente de l’agenda politique français
En France, la question de la certification des comptes locaux reste largement cantonnée à un débat d’experts. Ni les élus locaux, ni les médias, ni l’opinion publique ne s’en sont emparés. Un magistrat de la Cour des comptes reconnaît dans le cadre de l’enquête : « Ce n’est pas un gros sujet politique au niveau national. Ça reste un débat de spécialistes propre au monde local ». Le sujet est techniquement complexe, peu valorisable politiquement, et peu lisible pour les citoyens. 

Cette marginalisation tient aussi à une culture administrative où le budget, et non les comptes annuels, reste la pierre angulaire de la gestion locale. Comme l’explique un directeur des finances : « la sphère comptable est souvent considérée comme le parent pauvre ». Toutefois, « si la comptabilité n’est pas bonne, toute analyse financière devient un château de sable ». Dans cet univers, la certification externe est souvent mal comprise, confondue avec le contrôle de légalité, la notation ou encore la validation opérée par le comptable public, lequel ne donne pourtant aucune assurance sur la sincérité des comptes. 
 

Des outils informatiques et des normes professionnelles inadaptés à une généralisation 
L’expérimentation s’est déroulée dans un environnement normatif et technique instable. Le recueil des normes de certification, élaboré par le Conseil de normalisation des comptes publics (CNoCP), n’a été publié qu’en 2021, soit cinq ans après le lancement de l’expérimentation. Comme le souligne un ancien chef de service aujourd’hui membre du CNoCP : « Ça a été assez compliqué, car le recueil des normes n’existait pas au début de la certification ». 

Les outils informatiques sont également inadaptés. Le système d’information national HELIOS, utilisé par la DGFIP (Direction Générale des Finances Publiques), ne permet pas d’extraction automatisée des écritures. L’absence de fichiers d’écritures comptables, pourtant requis dans le secteur privé, limite fortement les possibilités d’analyse. L’indicateur de qualité des comptes locaux (IQCL), développé pour objectiver la fiabilité des comptes, a été abandonné après avoir montré ses limites : certaines collectivités notées très favorablement ont vu leur certification refusée, révélant un biais systémique. « La DGFIP a peut-être un peu instrumentalisé les systèmes pour faire croire que tout fonctionnait bien », estime un magistrat de la Cour des comptes. 

Les commissaires aux comptes, quant à eux, font face à une double difficulté : d’une part, des normes professionnelles conçues pour le secteur privé et difficilement transposables au contexte local, notamment pour la certification des recettes fiscales, et d’autre part un manque de formation spécifique à la comptabilité publique, encore absente des cursus d’expertise comptable. 


Une réforme enracinée en Italie dans un contexte de crise 
A rebours de la situation française, l’Italie a institué dès 1995 un système de révision comptable obligatoire dans les collectivités locales. Ce tournant intervient dans un moment de crise systémique : explosion des dettes locales, crise monétaire, scandales de corruption et recomposition politique. La création d’un collège des réviseurs – tirés au sort parmi des professionnels certifiés – s’inscrit dans un processus de modernisation de l’État. Les réviseurs sont formés par le ministère de l’Intérieur, rémunérés selon des barèmes nationaux et encadrés par la Cour des comptes italienne. 

L’Italie a ainsi construit un modèle hybride : audit externe confié à des professionnels privés, supervision publique forte, et dispositifs d’uniformisation des pratiques (questionnaires standardisés, rapport homogènes). Surtout, cette réforme a été acceptée localement. Les associations d’élus ne s’y sont pas opposées et les collectivités ont intégré les réviseurs comme un appui technique, non comme une menace politique.
 

Une fenêtre d’opportunité manquée en France
Le modèle des flux multiples de John Kingdon (1984) - celui des problèmes, celui des solutions et celui de la politique - permet d’éclairer l’absence de fenêtre d’opportunité de développement de la certification des comptes de collectivités en France.  Dans le cas français, il apparaît une absence d’alignement des flux. Le problème n’est pas suffisamment saillant pour susciter un cadrage collectif. Les solutions, encore partiellement opérationnelles, s’améliorent progressivement, mais leur consolidation institutionnelle reste fragile. Le flux politique, enfin est inexistant : le gouvernement a abandonné le sujet, le Parlement ne s’en est pas saisi, et les associations d’élus ont défendu le statu quo. Même le secteur privé est resté assez passif : « la profession n’a pas su construire un discours commercial convaincant » note un consultant. 

Certaines initiatives plaident pour une relance. L’Association Finances, Gestion, Évaluation des collectivités territoriales (AFIGESE) propose une certification obligatoire pour les grandes collectivités (régions, départements, métropoles, ville de plus de 100 000 habitants), accompagnée d’une attestation allégée pour les structures plus modestes. Elle rappelle que « le retour sur investissement existe et est reconnu » (fiabilisation, sécurisation, identification de recettes nouvelles) mais qu’il n’a pas encore été mesuré. Pourtant, sans impulsion politique claire, cette proposition reste lettre morte.


Une exception durable ? 
La certification ne garantit pas une bonne gestion – l’exemple de Birmingham, en faillite malgré des comptes certifiés, le montre – mais elle constitue un socle technique indispensable à la transparence et à la reddition des comptes. L’absence de dispositif fiable affaiblit les capacités d’analyse financière, empêche le pilotage stratégique et limite la comparabilité entre collectivités. 

L’exception française ne relève donc pas d’un simple retard technique. Elle résulte d’un modèle institutionnel où le contrôle est une fonction publique exclusive, et où l’ouverture à des acteurs privés reste culturellement suspecte. Tant que la certification ne sera pas portée comme un levier de modernisation et de sécurisation de la gestion publique locale, elle restera cantonnée à une réforme inaboutie – expérimentée mais jamais assumée. 

 

 

Références 

Braun, V., & Clarke, V. (2014). What can “thematic analysis” offer health and wellbeing researchers ? International Journal Of Qualitative Studies On Health And Well-Being, 9(1), 26152. https://doi.org/10.3402/qhw.v9.26152

Kingdon, J. (1984), Agendas, Alternatives and Public Policies. Harper Collins.


Pour aller plus loin :
Rutil, S. (2025). Quand le privé audite le public : l'exception française dans le
contexte européen. https://doi.org/10.13140/RG.2.2.21827.26404